A Oradour-sur-Glane, mémoires vives franco-allemandes
LE MONDE | • Mis à jour le |Par Thomas Wieder
Cela s'est décidé le 23 mai, à Leipzig, juste avant le début des cérémonies du 150e anniversaire du Parti social-démocrate, lors d'un tête-à-tête entre François Hollande et Joachim Gauck. Ce matin-là, le président français invita son homologue allemand à venir en France en septembre. Joachim Gauck répondit favorablement, mais expliqua qu'il souhaitait marquer cette visite d'Etat – la première d'un président allemand en France depuis celle de Roman Herzog, en octobre 1996 – d'une halte dans un lieu symbolique. "Pourquoi n'irions-nous pas ensemble à Oradour-sur-Glane ?", lui proposa François Hollande. Joachim Gauck accepta dans la minute. Mercredi 4 septembre, pour la première fois, un président allemand ira donc à Oradour.
Etablir le programme d'une visite d'Etat d'un dirigeant étranger est parfois un casse-tête, a fortiori quand il s'agit d'y ménager une place pour les blessures du passé. Pour celle-ci, une fois n'est pas coutume, l'histoire retiendra que les choses se sont décidées simplement, ce qui tient certainement au fait que François Hollande et Joachim Gauck ont chacun de vraies raisons de se rendre à Oradour-sur-Glane.
Pour le président français, c'est l'évidence : l'histoire d'Oradour est intimement liée à celle de Tulle, la ville dont il fut maire de 2001 à 2008. En 1944, c'est la même division SS "Das Reich" qui, le 9 juin, exécuta 99 hommes par pendaison dans les rues de Tulle, et, le lendemain, massacra 642 personnes à Oradour. Aujourd'hui, il est de tradition qu'une délégation venue d'Oradour assiste aux cérémonies annuelles organisées à Tulle, et vice-versa. Cent dix kilomètres séparent la préfecture de la Corrèze du petit bourg de Haute-Vienne.
JOACHIM GAUCK, TRÈS INVESTI SUR LE TERRAIN MÉMORIEL
Que Joachim Gauck ait accepté d'aller à Oradour n'est pas plus surprenant. Peu connu des Français, compte tenu du rôle secondaire qui est le sien dans un pays où le vrai pouvoir appartient au chancelier, le président allemand est très investi sur le terrain mémoriel. Ancien pasteur, figure de l'opposition qui précipita la fin de la République démocratique allemande, c'est lui qui présida, après la réunification, la commission fédérale chargée des archives de la Stasi, l'ancienne policepolitique de RDA.
Depuis son élection à la présidence de la République, en mars 2012, il a pris l'habitude de jalonner ses déplacements à l'étranger d'une étape dans un lieu marqué par le souvenir de la barbarie nazie. En République Tchèque, ce fut Lidice, un bourg vidé de sa population puis rayé de la carte par les Allemands en 1942. En Italie, ce fut Sant'Anna di Stazzema, une commune de Toscane où 560 civils furent massacrés lors du passage des SS, le 12 août 1944. En France, ce sera donc Oradour.
Lire le portrait (édition abonnés) : "Joachim Gauck, le bon pasteur de la République allemande"
François Hollande, qui connaît l'endroit, et Joachim Gauck, familier de ce type de lieux de mémoire, adopteront-ils le ton adéquat, mercredi 4 septembre, quand ils prendront l'un et l'autre la parole après avoir arpenté les ruines d'Oradour, cheminé côte à côte à travers ce squelette de maisons sans toit et de murs sans fenêtres, et s'être recueillis dans l'église qu'incendièrent les SS après y avoirentassé plus de 300 femmes et enfants ?
UNE AFFAIRE AUSSI FRANCO-FRANÇAISE
En réalité, le défi est tout autant celui de François Hollande que de Joachim Gauck. Cela tient à la nature particulière du massacre du 10 juin 1944, qui n'est pas qu'une histoire franco-allemande, mais aussi une affaire franco-française en raison de la présence d'Alsaciens, autrement dit de ressortissants français, dans l'unité qui extermina les habitants. Une présence qui, pendant des années, a empoisonné les relations d'Oradour avec l'Etat.
L'origine du contentieux remonte au 12 janvier 1953, date de l'ouverture, devant le tribunal militaire de Bordeaux, du procès des bourreaux d'Oradour. Sur les vingt et un accusés, tous de grade inférieur, quatorze sont alsaciens. Les débats divisent le pays. En Alsace, on s'indigne contre le fait que soient jugés ensemble des Allemands et des "malgré-nous", ces Français originaires des départements annexés d'Alsace et de Moselle, contraints pendant la guerre de porter l'uniforme allemand. Dans le Limousin, à l'inverse, on réclame un châtiment impitoyable pour tous les inculpés.
Dans un premier temps, les partisans de la sévérité ont gain de cause. Dans le jugement rendu à Bordeaux le 13 février 1953, les Alsaciens sont reconnus coupables et, même s'ils bénéficient des circonstances atténuantes, leurs peines sont lourdes : la mort pour l'un, les travaux forcés pour neuf d'entre eux, la prison pour les autres. Quatre jours plus tard, pourtant, tout est remis en question avec le dépôt, à l'initiative de députés alsaciens, d'une proposition de loi d'amnistie. Le 19 février, le texte est adopté par 319 voix pour, 211 contre, et 83 abstentions. A l'exception du groupe communiste, hostile à l'amnistie, toutes les familles politiques sont divisées.
Les habitants du Limousin ne pardonneront pas à l'Etat cette loi présentée par ses partisans comme un texte d'"apaisement" mais synonyme, pour eux, de "trahison". Au lendemain du vote, une vingtaine de communes de Haute-Vienne décident defaire une "grève administrative". A Tulle, le conseil municipal refuse la croix de guerre. A Oradour, le maire rend au préfet cette même croix de guerre qui lui a été décernée en 1948, tandis que la liste des députés ayant voté l'amnistie est placardée près des ruines. L'affaire fait grand bruit. Les élus concernés s'indignent, demandent au gouvernement de faire retirer la liste, mais celui-ci refuse d'intervenir. "Une telle mesure soulèverait l'indignation de la population", prévient le préfet de Haute-Vienne dans une lettre adressée au directeur de cabinet de René Coty, alors président de la République, le 1er août 1955. Les noms resteront affichés jusqu'au milieu des années 1960.
DES VOLETS DÉLIBÉRÉMENT RESTÉS CLOS
Longtemps, les représentants de l'Etat ne seront pas les bienvenus à Oradour. Le 21 mai 1962, le général de Gaulle s'y arrête. L'accueil est "sympathique et bruyant", note l'envoyé spécial du Monde. Mais le chef de l'Etat laisse les habitants sur leur faim. Ceux-ci attendent un engagement fort en faveur de l'extradition du général Lammerding, l'ancien commandant de la division Das Reich, condamné à mort par contumace à Bordeaux en 1953, et qui mène alors une vie tranquille d'ingénieur à Düsseldorf. "L'affaire se poursuit", se contente de répondre de Gaulle, qui invoque les "barrières internationales" empêchant l'extradition. Lammerding mourra en 1971, sans avoir été inquiété.
Ni Georges Pompidou ni Valéry Giscard d'Estaing n'iront à Oradour durant leur mandat. Vingt ans après de Gaulle, François Mitterrand est le premier président à y retourner, le 3 mai 1982. Mais il reste silencieux, conscient peut-être de son intérêt à faire profil bas : pendant la campagne présidentielle de 1965, des affiches avaient été placardées dans le village pour rappeler son vote de 1953 en faveur de l'amnistie... Mitterrand attendra la fin de son second septennat, le 10 juin 1994, pour revenir à Oradour. Il y prononce cette fois un discours, où il explique qu'"il appartient aux générations prochaines de bâtir un monde où les Oradour ne seront plus possibles". L'accueil est poli, même si la presse relève que, dans le bourg reconstruit après-guerre face aux ruines laissées intactes, des volets sont délibérément restés clos pour la venue du président.
A Oradour, l'apaisement des mémoires ne viendra qu'avec la venue de Jacques Chirac, le 16 juillet 1999. Le prétexte est l'inauguration du Centre de la mémoire, mais le sens politique de l'événement n'échappe à personne. D'abord parce qu'il a lieu quatre ans jour pour jour après le discours du Vel'd'Hiv, dans lequel Jacques Chirac a pour la première fois reconnu la responsabilité de la France dans laShoah. Ensuite parce que le chef de l'Etat est venu avec la ministre de la culture, Catherine Trautmann, et le successeur de celle-ci à la mairie de Strasbourg, Roland Ries. Autant que les mots du président, qui s'appuie sur l'exemple d'Oradour pour justifier sa récente décision de faire intervenir la France auKosovo, un geste marque les esprits ce jour-là : la main tendue de Catherine Trautmann au maire d'Oradour, signe de réconciliation entre l'Alsace et le Limousin mais aussi entre l'Etat et Oradour.
Quatorze ans plus tard, c'est cette réconciliation-là que François Hollande doitparachever. Une réconciliation contrariée le 8 mai 2010 quand Nicolas Sarkozy, à Colmar, déclara que "les "malgré-nous" ne furent pas des traîtres mais, au contraire, les victimes d'un véritable crime de guerre". A Oradour, où l'ancien président n'est pas venu, la phrase a heurté. C'est aussi pour cela que François Hollande y est attendu. Pour poser les mots qui refermeront enfin cette plaie de la mémoire nationale. En somme, pour définitivement réconcilier Oradour avec l'Allemagne, et aussi avec la France.
Thomas Wieder
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