Sunday, March 24, 2013

L'incroyable histoire du mensonge qui a permis la guerre en Irak - Le Nouvel Observateur

http://tempsreel.nouvelobs.com/l-enquete-de-l-obs/20130308.OBS1260/l-incroyable-histoire-du-mensonge-qui-a-permis-la-guerre-en-irak.html


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C'est le plus grand mensonge de l'histoire de l'espionnage - le plus meurtrier aussi. Une mystification imaginée par un quidam qui a servi de prétexte principal à l'invasion de l'Irak, il y a dix ans. Cette extraordinaire affaire est apparue au grand jour le 5 février 2003, à l'ONU.
Ce soir-là, dans un discours resté célèbre, le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, lançait au monde : "Il ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein a des armes biologiques" et "qu'il a la capacité d'en produire rapidement d'autres" en nombre suffisant pour "tuer des centaines de milliers de personnes". Comment ? Grâce à des "laboratoires mobiles" clandestins qui fabriquent des agents atroces tels la "peste, la gangrène gazeuse, le bacille du charbon ou le virus de la variole". Sûr de son fait, le puissant Américain ajoute : "Nous avons une description de première main" de ces installations de la mort. Du moins, le croit-il.
Le menteur de Bagdad
Colin Powell lors de son célèbre discours à l'ONU, le 5 février 2003, présente "les preuves" sur les armes de destruction massive. (Sipa)
La source de cette information effrayante, pièce maîtresse du procès de l'administration Bush contre Saddam Hussein, est, assure Powell aux Nations unies, un "transfuge [qui] vit à l'heure actuelle dans un autre pays, dans la certitude que Saddam Hussein le tuera s'il le retrouve". Il s'agit d'"un témoin direct, un ingénieur chimiste irakien qui a supervisé l'un de ces laboratoires", "un homme qui était présent lors des cycles de production d'agents biologiques". La bonne blague...

Son nom de code "Curveball"

Qui est exactement cet informateur si important ? En février 2003, seule une poignée de personnes une dizaine tout au plus - connaît sa véritable identité, son parcours et son lieu de résidence. Même Colin Powell n'est pas dans la confidence. On ne lui a fourni que son nom de code, "Curveball", et celui de son service traitant, le BND allemand. "A l'époque, je n'avais pas besoin d'en savoir plus, dit aujourd'hui l'ancien secrétaire d'Etat au "Nouvel Observateur". Je pensais qu'évidemment la CIA l'avait interrogé et avait vérifié toutes ses allégations." Quelle erreur !
Dix ans plus tard, on connaît l'identité de cet Irakien qui a fourni le prétexte idéal à ces néo-conservateurs américains obsédés par Saddam Hussein : il s'appelle Rafid al-Janabi. Aux dernières nouvelles, il vit dans un petit appartement avec sa femme et ses deux fils, près de Karlsruhe, en Allemagne. "Le Nouvel Observateur" a reconstitué son histoire hors du commun grâce aux témoignages de plusieurs responsables américains de l'époque, aux rapports de commissions du Congrès sur l'affaire et aux rares interviews que Rafid al-Janabi a accordées ces derniers mois dans quelques médias allemands et anglo-saxons (il n'a jamais répondu à nos multiples demandes d'entretien).
Le menteur de Bagdad
Rafid al-Janabi (Capture d'écran BBC)
Rafid débarque à l'aéroport de Munich en novembre 1999, trois ans avant le discours de Powell. Sorti d'Irak grâce à un passeur, ce solide gaillard a 31 ans et un faux passeport acheté, assure-t-il, à Rabat, au Maroc, l'une des étapes de son long périple vers l'Europe. Arrêté par la police allemande, il est immédiatement envoyé dans un centre d'hébergement pour demandeurs d'asile à Zirndorf, près de Nuremberg.
Le jeune homme devient l'un des 60 000 Irakiens anonymes qui, en Bavière, attendent un titre de séjour permanent. Il comprend vite qu'il a peu de chances (une sur cinq exactement) d'en obtenir un, et encore, pas avant plusieurs années. Entre-temps, il devra végéter dans ce centre surpeuplé. A moins qu'il ne parvienne à sortir du lot.

Premières révélations du petit chimiste

Comme chaque demandeur d'asile, Rafid doit, dès son arrivée, raconter sa vie à un fonctionnaire du centre. "Je suis ingénieur chimiste, diplômé de l'université de Bagdad, dit-il. Je travaillais dans une usine de semences agricoles à Djerf al-Nadaf à 70 kilomètres de Bagdad." A première vue, donc, un jeune Irakien comme tant d'autres, qui étouffait dans un pays écrasé par la dictature et les sanctions internationales. Au bout de quelques jours, il exige de voir un supérieur. Il a des révélations à faire. En réalité, déclare-t-il, les semences ne sont qu'une couverture, le site de Djerf al-Nadaf dépend non du ministère de l'Agriculture, mais de celui de la Défense. L'usine fait partie d'un vaste programme clandestin d'armes biologiques dont il connaît, confie-t-il, tous les détails. Il est prêt à les livrer.
A Zirndorf, c'est le branle-bas de combat. On contacte les services de renseignement, au plus haut niveau. Rafid n'est plus interrogé par un fonctionnaire lambda, mais par un certain Dr Paul, qui se présente comme inspecteur de l'ONU, spécialisé en armes de destruction massive. En fait, c'est le chef de la division contre-prolifération du BND - une huile de l'espionnage.

Un officier "tombé amoureux de sa source"

Au début, cet officier expérimenté est très dubitatif, mais, au bout de quelques jours, il se laisse amadouer par Rafid. Au point de ne plus se méfier, de "tomber amoureux de sa source", comme on dit dans le jargon du renseignement. Le jeune Irakien, qui parle avec enthousiasme, en agitant les bras et en fumant cigarette sur cigarette, est si convaincant ! D'autant plus convaincant que les Occidentaux ne reçoivent plus d'informations sur l'Irak depuis que Saddam Hussein a expulsé les inspecteurs de l'ONU un an auparavant.
A son officier traitant, Rafid assure qu'il est sorti major de sa promotion à l'université de Bagdad en 1994 et que, de ce fait, il a été secrètement embauché, dès la fin de ses études, par la commission de l'industrie militaire, le saint des saints du pouvoir, dirigé par un gendre de Saddam Hussein. "J'ai d'abord travaillé au centre Al-Hakam", dit-il en passant. Al-Hakam ! Le nom fait sursauter Dr Paul. C'est là qu'une équipe des Nations unies chargée de traquer les armes interdites en Irak, l'Unscom, a découvert, quelques années plus tôt, des restes de poulets tués par l'injection de toxines.
Le site était le principal centre clandestin de fabrication d'armes biologiques. Il a été détruit par l'Unscom en 1996. "A Al-Hakam, je me suis occupé pendant deux ans de l'achat des pièces de rechange, assure Rafd. Je peux décrire l'endroit et citer les noms des responsables." On vérifie. Tout concorde.
Le BND envoie un résumé des interrogatoires de la source miracle à son partenaire américain habituel, le service de renseignement de l'US Army, la DIA, qui a une importante base à Munich depuis les années 1950. Là, tout au long de la guerre froide, on a pris l'habitude d'attribuer aux informateurs sur les armes soviétiques un nom de code se terminant par "ball". Comme le pli est pris, Rafid devient donc à la DIA "Curveball" - un surnom que les autres services adopteront sans trouver gênant qu'en argot anglais curveball signifie... "destiné à tromper".

Bel appartement, Mercedes et gardes du corps

Du jour au lendemain, le petit chimiste change radicalement de statut. Fini Zirndorf, le centre d'hébergement surpeuplé. On lui fournit un bel appartement meublé, une télévision câblée, une assurance-maladie, une Mercedes (son rêve !), des gardes du corps et une carte de réfugié politique. Mieux : cinq officiers du BND à la retraite sont chargés de lui rendre la vie le plus agréable possible. Ils lui font visiter la ville et découvrir tous ses plaisirs, ils l'invitent dans les meilleurs restaurants, les boîtes de nuit les plus huppées. Seuls les transfuges de la plus haute importance ont droit à un tel traitement de faveur, à tant de "baby-sitters", comme on dit au BND. Selon le journaliste Bob Drogin, le tout coûtera au service allemand plus de 1 million d'euros en 2000 !
En échange, "Curveball" parle. Beaucoup. Il dit que le projet de laboratoires mobiles est né en 1995. Quand il a compris que l'Unscom allait découvrir le centre d'Al-Hakam, raconte-t-il à Dr Paul, le gendre de Saddam Hussein a décidé de poursuivre le programme biologique dans des unités non repérables par l'Unscom : des camions réfrigérés qui circuleront en ville.

Anthrax, botuline peste... tout y est

Où a lieu l'assemblage de ces effrayants camions labos ? Justement dans la prétendue usine de semences, à Djerf al-Nadaf, dit Rafid. Comment le sait-il ? Parce que c'était lui le responsable du projet, pardi ! Les tests, précise-t-il, ont duré deux ans et les premiers labos sont devenus opérationnels en 1997. Il assure en avoir vu fonctionner sept, qui produisaient des agents létaux tels l'anthrax, la botuline ou la peste.
Il affirme qu'outre Djerf al-Nadaf Saddam Hussein a ordonné la création de six autres sites clandestins de fabrication d'installations mobiles. Le jeune chimiste fournit un détail clé, qui achève de convaincre Dr Paul : avant que les inspecteurs de l'ONU ne soient expulsés d'Irak, les camions de la mort roulaient seulement le vendredi, jour de prière, quand l'Unscom tournait au ralenti.

Première incohérence, "Curveball" s'énerve

Rafid parle, parle... Il parle trop. Au bout de plusieurs mois d'interrogatoire, il confie que le patron de Djerf al-Nadaf, un certain Basil Latif, a un fils et que celui-ci est l'acheteur principal des produits destinés à la fabrication des agents toxiques. Mais Rafid ignore que ce Latif vit désormais à Dubai, où, en octobre 2000, des officiers du BND et du MI6 britannique vont l'interroger. Non seulement Latif dément que le centre qu'il dirigeait produisait des armes biologiques, mais les espions découvrent que son fils unique n'a que 16 ans. Confronté à cette incohérence, "Curveball" s'énerve, jure comme un charretier et refuse de répondre. Dr Paul a compris : sa source bien-aimée lui a probablement menti. En tout cas, il n'est pas fable.
Le BND rompt tout contact avec Rafid pendant dix-huit mois. L'informateur vedette devient un modeste travailleur immigré comme les autres. Il trouve un job chez Burger King à Karlsruhe. En mars 2002, il se marie avec une jeune Marocaine, qui est très vite enceinte. L'affaire "Curveball" devrait s'arrêter là. Seulement voilà, depuis la rupture entre Rafid et le service secret allemand, il y a eu le 11-Septembre et la prise du pouvoir à Washington par les néo-conservateurs. Et ceux-là entendent se servir de son témoignage, quelle que soit sa valeur.

Questionné de nouveau, Rafid change de version

En mai 2002, la CIA demande au BND de reprendre contact avec le jeune Irakien. Elle a reçu copie de la centaine d'interrogatoires de "Curveball" ; elle veut en savoir davantage. Questionné de nouveau, Rafid change de version. Il dit qu'en fait il n'était pas le chef du projet des labos mobiles, seulement un assistant. Il n'a pas vu la production d'agents biologiques, il a quitté Djerf al-Nadaf avant. Puis il s'énerve et ne répond plus au téléphone. La CIA est mise au courant de ce comportement erratique.
Pourtant, quelques semaines plus tard, en octobre 2002, dans un rapport au Congrès très médiatisé, l'agence affirme avec la "plus haute confiance" que l'Irak dispose d'unités mobiles de production d'armes biologiques. Devant une commission parlementaire, le patron de la CIA, George Tenet, précise que son service tient cela d'un "transfuge crédible".
Le menteur de Bagdad
Nommé à la tête de la CIA par Bill Clinton en 1997, George Tenet a démissionné en juillet 2004. (Sipa)
A l'intérieur de l'agence, des voix s'élèvent contre cette utilisation abusive de "Curveball". Le chef de la division Europe, Tyler Drumheller, veut en avoir le cœur net. Il déjeune avec le chef de l'antenne du BND à Washington. Il lui demande que la source soit interrogée par des officiers de la CIA. A quoi bon, c'est un affabulateur, lui répond son interlocuteur. De toute façon, il refuse d'être questionné par des Américains ou des Israéliens. Donc c'est non. L'Allemand précise que son service a proposé à "Curveball", devenu dépressif, d'aller se faire oublier en Turquie, mais l'Irakien a refusé.

La Maison Blanche veut croire que, malgré tout, "Curveball" a dit la vérité...

L'affaire semble entendue. Pourtant, au bureau de la CIA chargé du dossier des armes de destruction massive, on veut croire que, malgré tout, "Curveball" a dit la vérité. Comment aurait-il pu connaître tant de détails ? George Tenet n'a pas le choix : le 18 décembre 2002, il écrit à son homologue allemand, August Hanning. Il lui demande officiellement si la CIA peut utiliser les informations de sa source. Il le prie également d'accepter que "Curveball" soit interrogé par un agent américain. Le patron du BND répond deux jours plus tard. Pour l'interrogatoire, c'est toujours non. Mais pour utiliser ce qu'il dit, c'est oui, à condition de ne pas mentionner le nom du service traitant et en n'oubliant pas que les dires de cette source n'ont pas été "confirmés".
Malgré ces mises en garde, la Maison-Blanche tient à utiliser les allégations de "Curveball" dans le discours sur l'état de l'Union que George Bush doit prononcer le 28 janvier 2003. "W" veut mobiliser les ardeurs guerrières du Congrès et de l'opinion. Washington demande le point de vue du chef de l'antenne de la CIA à Berlin. Celui-ci répond le 27 que "l'utilisation de cette source [serait] très problématique".
Pourtant, le président des Etats-Unis conservera le passage sur les laboratoires mobiles dans son discours. De même que Colin Powell, à l'ONU, quelques jours plus tard. "Tenet ne nous a pas dit qu'il y avait tant de réserves sur "Curveball", explique aujourd'hui le colonel Wilkerson, qui a aidé le secrétaire d'Etat à rédiger son discours. En fait, il était sûr qu'après la guerre l'armée américaine allait trouver des armes de destruction en Irak et que, du coup, ces histoires de source pas fable seraient oubliées."
Le menteur de Bagdad
Après le renversement de Saddam Hussein, le Pentagone a envoyé un équipe chargée de découvrir les armes de destruction massive en Irak. Ils n'ont trouvé aucune preuve... 100.000 civils tués en dix ans de guerre. (Sipa)
Quelques mois après l'invasion de l'Irak, quand il est devenu évident que Saddam Hussein n'avait pas de telles armes, un groupe d'agents de la CIA a entrepris de comprendre l'affaire "Curveball". Ils ont interrogé une soixantaine de personnes qui avaient connu Rafid de près ou de loin. Ils ont découvert que le jeune chimiste n'était pas sorti major de sa promotion mais dernier ; qu'il avait bien travaillé quelques mois à Djerf al-Nadaf mais en tant qu'assistant et non chef de projet ; et surtout que ce site n'était qu'une usine de semences agricoles et rien d'autre. De son plus proche ami d'enfance, ils ont appris aussi que Rafid était un "menteur congénital".
Enfin, il leur a été révélé qu'après Djerf al-Nadaf la source vedette du BND avait travaillé dans une maison de production de films dont il s'était fait licencier pour vol et que, par la suite, il était devenu chauffeur de taxi à Bagdad.

Sa source : un gros rapport des inspecteurs de l'ONU

Comment a-t-il pu berner si longtemps le BND et la CIA ? Comment a-t-il inventé et rendu crédible son histoire de laboratoires mobiles ? Une commission du Congrès a cherché à savoir si, comme d'autres transfuges, Rafid avait été briefé puis envoyé en Europe par Ahmed Chalabi, le chef d'un parti d'opposants à Saddam Hussein qui a réussi à intoxiquer une partie de la presse et des services américains. Bien que l'un de ses frères ait fait partie de ce groupe, il semble que Rafid lui-même n'ait eu aucun contact avec Chalabi et ses sbires.
Les spécialistes pensent plutôt qu'il a agi seul, qu'avant de quitter l'Irak le jeune chimiste devenu chauffeur de taxi a lu sur internet le très gros rapport que les inspecteurs de l'ONU avaient publié après leur expulsion du pays. C'est là qu'il a pu mémoriser les noms des responsables du programme biologique avant son démantèlement et la description précise du site d'Al-Hakam. C'est là aussi qu'il a appris que les inspecteurs de l'ONU avaient mis la main sur une note écrite au début des années 1990, dans laquelle l'un des ingénieurs du programme biologique proposait à ses chefs de créer des laboratoires mobiles, plus faciles à cacher. Rafd ignorait que cette idée, jugée "trop compliquée", n'avait pas été retenue.

Un "menteur" rémunéré par l'Etat

Malgré ces découvertes embarrassantes, ou peut-être à cause d'elles, le BND accorde en 2004 à "Curveball" un salaire mensuel de 3 000 euros. C'est une compagnie bidon montée à Munich par le service secret qui le rémunère en tant que "spécialiste en marketing". En échange, il lui est interdit de parler à la presse. Pourtant son nom est révélé pour la première fois en 2007 par la chaîne américaine CBS. Le public allemand apprend alors que Raifid, qualifié de "menteur" par la CIA en mai 2004, est rémunéré par l'Etat.
Le scandale est tel que Rafid perd son salaire. Il tente alors sa chance en Irak et se présente aux élections législatives de mars 2010, où il ne recueille que 17 000 voix. Il revient, penaud, dans son pays d'adoption, dont il a acquis la nationalité, et accorde sa première interview en février 2011, au quotidien britannique "The Guardian". Il y reconnaît avoir menti sur cette histoire de labos mobiles. "J'ai eu la chance, dit-il, d'avoir inventé quelque chose qui a fait tomber Saddam." Depuis, lors de ses rares apparitions publiques, il se plaint de vivre du minimum social et, surtout, que le BND ne lui paie plus ses notes de téléphone.
  • Article publié dans 'le Nouvel Observateur" du 7 

Thursday, March 21, 2013

Le Monde.fr: "Plus on fera la guerre en Afrique, plus on la transformera en société guerrière"

Le Monde.fr

"Plus on fera la guerre en Afrique, plus on la transformera en société guerrière"

Dans un chat, jeudi 21 mars, Bertrand Badie, professeur à Sciences Po analyse les origines des conflits en Afrique et propose une méthode de résolution.
Le Monde.fr | 21.03.13 | 16:13

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Tuesday, March 19, 2013

Violence : de quoi parle-t-on ?

Violence : de quoi parle-t-on ?



Est-ce la violence qui croît dans la société, ou notre sensibilité envers elle ? Contrairement à une image constamment véhiculée, 
les violences entre personnes semblent reculer en même temps 
qu’elles deviennent de plus en plus intolérables.
La société française contemporaine est saturée par l’usage du mot « violence ». Des faits divers criminels abondamment relayés par les médias aux incendies de véhicules de la nuit du Nouvel An, en passant par toutes les formes d’insultes et de harcèlements, aucun territoire, aucun métier, aucune scène de la vie sociale, publique ou privée ne semble y échapper. Ce mot sert aussi massivement à qualifier toutes les formes de conflits civils et militaires dans le monde. En pratique, « la violence » s’écrit au singulier et n’a pas de contenu précis prédéterminé. C’est qu’il ne s’agit pas d’une catégorie d’analyse. Plus qu’une qualification de faits, il s’agit en réalité d’une disqualification de faits. La violence est quelque chose que l’on condamne. C’est de surcroît quelque chose dont on s’inquiète : c’est « l’augmentation de la violence » qui fait parler. C’est donc un signe des temps : l’idée d’une violence envahissante semble faire partie d’une représentation décliniste du présent. Au fond, les choses et les (jeunes) gens « ne seraient plus comme avant ».

À distance de ces représentations sociales et de ces catégories normatives, le travail du sociologue consiste d’abord à définir un ensemble de phénomènes sociaux relativement homogène à étudier, ensuite à tenter de comprendre les mécanismes qui régissent l’évolution de ces phénomènes. Le sujet de notre étude est l’ensemble des violences physiques, sexuelles et verbales, survenant dans les relations interpersonnelles. Ceci exclut les violences terroristes, mafieuses, d’État ou encore politiques collectives telles que les émeutes (1).

L’explication proposée réside dans un modèle sociohistorique articulant cinq processus sociaux.




◊ 1. Pacification des mœurs


La célèbre thèse de Norbert Elias sur le « processus de civilisation » – parlons plutôt de « pacification », mot moins normatif – n’est pas obsolète. Contrairement au préjugé ordinaire du débat public, les violences interpersonnelles ne connaissent pas d’« explosion » ces dernières décennies (encadré ci-dessous). La tendance générale est plutôt à la réduction progressive des comportements à caractère violent, au moins pour les violences physiques qui sont mieux mesurées que les violences verbales et les violences sexuelles. Il est probable qu’un processus de pacification des mœurs continue à travailler la société française et participe du recul continu de l’usage de la violence comme issue aux conflits ordinaires et quotidiens de la vie sociale (conflits de voisinage, conflits au travail, oppositions politiques et idéologiques, querelles d’automobilistes, provocations entre jeunes hommes, etc.). Ce processus a en effet pour conséquence première de délégitimer le caractère violent des comportements. D’où un paradoxe qui n’est qu’apparent : le sentiment général d’une augmentation des comportements violents accompagne et traduit un mouvement d’accélération de leur dénonciation malgré la stagnation voire le recul de leur fréquence. En réalité, notre société ne supporte plus la violence, ne lui accorde plus de légitimité, ne lui reconnaît plus de sens. Du coup, les comportements changent de statut. Ce qui était regardé jadis comme normal ou tolérable devient anormal et intolérable. Ceci concerne l’ensemble des violences sexuelles, les violences conjugales, les maltraitances à enfants, les bagarres entre collégiens, les agressions physiques ou verbales à caractère raciste ou homophobe, les pratiques violentes de bizutage, etc.





◊ 2. Quand l’État criminalise


Dans les années 1990, confrontés aux conséquences du chômage de masse et du redéploiement des inégalités, à un haut niveau des vols et cambriolages et à une demande de sécurité croissante, la plupart des États occidentaux ont fortement réinvesti leurs prérogatives régaliennes et tenté d’imposer un niveau supérieur de contrôle pénal. Le processus de criminalisation en est la clef. Le législateur ne cesse de créer de nouvelles infractions ainsi que de durcir la poursuite et la répression d’incriminations préexistantes. Outre le renforcement continu de la pénalisation des violences sexuelles, des violences visant certaines catégories de personnes (les conjoints, les mineurs, les fonctionnaires), certains lieux (notamment les établissements scolaires) ou certaines circonstances (les manifestations, le fait d’agir « en réunion »), on relève aussi dans les années 1990 la création des délits de bizutage et de harcèlement moral. Les années 2000 ont été le théâtre d’une véritable frénésie sécuritaire avec près de 50 réformes pénales. Jamais autant de comportements n’ont été interdits et sanctionnés. Certaines sanctions ont eu de vrais impacts sur la vie sociale : ainsi le changement de braquet en matière de contrôles routiers et de sanction des comportements jugés dangereux. D’autres parfois apparemment aucun : ainsi la prohibition continue de l’usage et du commerce des drogues, qui n’a nullement entamé leur réalité.

◊ 


3. Le recours à la justice s’intensifie


La judiciarisation consiste dans le fait de recourir à la justice pour régler des litiges, conflits, différends en tous genres. Ce processus est favorisé par les deux précédents, mais il est lié également à l’évolution des modes de vie, en ce qu’ils réduisent les capacités de régulation des conflits interindividuels. Les modes de vie périurbains séparent toujours plus le lieu d’habitat familial du lieu de travail, des commerces où l’on fait ses courses et parfois des équipements scolaires, des loisirs et des lieux de l’engagement associatif. Nos lieux d’habitation sont par conséquent toujours plus anonymes. Ne pas connaître ses voisins est courant, l’anonymat est la règle dans les transports en commun et dans les lieux de « sorties ». De manière générale, les contacts de proximité s’amenuisent à vitesse accélérée. Dès lors s’accentue encore un mouvement ancien de réduction des capacités à régler des conflits de façon infrajudiciaire, c’est-à-dire sans recours à des autorités comme la police ou la justice.
Faute d’interconnaissance, de dialoguer ou et de capacité de médiation ou de négociation, les individus se retrouvent seuls pour réguler leurs conflits et n’ont d’autre solution, s’ils ne parviennent pas à s’entendre, que de saisir la puissance publique.





◊ 4. Convoitise pour 
les biens de consommation


La plupart des actes de délinquance dénoncés par les victimes dans les enquêtes sont des atteintes aux biens : avant tout des vols et des cambriolages. Ainsi, le principal risque dans la société française contemporaine est de se faire voler des biens (ou de l’argent permettant d’acquérir des biens) dans son commerce, chez soi ou dans l’espace public : voiture, scooter, sacs à main, vestes et portefeuilles, baga­ges, bijoux, et désormais aussi téléphones portables, MP3, ordinateurs, consoles de jeux, etc. Et de se faire violenter si d’aventure on tente de résister au vol.
Depuis les années 1960, le développement constant de la société de consommation s’accompagne d’une délinquance d’appropriation qui constitue une sorte de redistribution violente, dans une société où l’anonymat facilite grandement la tâche des voleurs. De toutes les « violences », le vol avec violence n’est généralement pas la plus grave (les blessures sont le plus souvent bénignes), mais c’est la plus fréquente.




◊ 5. Violence et ségrégation


Après avoir analysé des processus qui traversent toute la société française, il faut s’interroger sur les différences relatives entre types de territoire et groupes sociaux y résidant. Non seulement les modes de vie des « hyper­centres » diffèrent de ceux des zones rurales « profondes » et des zones périurbaines en pleine croissance, mais au sein même des « banlieues » des moyennes et grandes villes, la polarisation sociale ne cesse de croître.
Les enquêtes nationales de victimation (2) signalent que les agressions et les vols sur les particuliers sont un peu plus intenses dans les zones urbaines sensibles (zus). Plusieurs enquêtes locales de victimation tempèrent cependant ce constat, en révélant que les zus n’enregistrent des taux vraiment plus élevés qu’en matière d’agressions au sein des familles et non sur les vols avec violence, les agressions physiques ou verbales dans la rue. Les études sur dossiers judiciaires appuient ce constat de violences graves, produites la plupart du temps dans le cadre des relations de proximité. Ainsi le premier type d’homicide est-il l’homicide conjugal (3) . De même que le premier type de viol est en réalité l’inceste (4).

Ces violences intrafamiliales surviennent donc plus souvent qu’ailleurs dans les territoires concentrant les personnes en situation de précarité socioéconomique (mais elles existent néanmoins aussi dans les milieux plus aisés). Facteur supplémentaire de mal-être, de dépressivité, de stress et d’agressivité, la précarité envenime probablement les conflits interpersonnels à tous les niveaux : au sein des familles, entre voisins, entre groupes de jeunes, entre familles et enseignants, entre jeunes et policiers, etc.

Alliée au développement continu de la société de consommation, cette ségrégation constitue le principal facteur contredisant le processus général de pacification des mœurs. C’est donc à la question de la répartition des richesses déterminant les conditions de vie que renvoie aussi in fine l’analyse de l’évolution des violences interpersonnelles.

À SAVOIR

◊ Depuis trente ans, la violence diminue dans la société. La tendance générale montre une réduction progressive des comportements à caractère violent, au moins pour les violences physiques qui sont mieux mesurées que les violences verbales et les violences sexuelles.

◊ La définition de la violence a changé. Ce qui était considéré jadis comme tolérable est devenu intolérable aux yeux de la société. C’est le cas des violences sexuelles, des violences conjugales, des maltraitances à enfants, des bagarres entre collégiens, des agressions physiques ou verbales à caractère raciste ou homophobe, des pratiques violentes de bizutage.

◊ La plupart des actes de délinquance dénoncés par les victimes dans les enquêtes sont des atteintes aux biens : avant tout des vols et des cambriolages.

◊ Le premier type d’homicide est l’homicide conjugal. De même que le premier type de viol est en réalité l’inceste.

Une baisse des homicides

L’homicide est le seul comportement à caractère violent dont on peut tenter de mesurer l’évolution dans le temps. Les historiens estiment que l’on se tue de nos jours en France 40 à 50 fois moins qu’à la fin du Moyen Âge. Dans la longue durée, la tendance est donc la disparition progressive des violences mortelles volontaires, mais elle n’est pas linéaire. Au cours des quarante dernières années, les statistiques de police font apparaître une hausse dans les années 1970 et jusqu’au milieu des années 1980, suivie d’une baisse globalement continue jusqu’à nos jours. En à peine une vingtaine d’années, le nombre total d’homicides a été divisé par deux. Le dernier chiffre annoncé par le ministère de l’Intérieur en janvier 2013 (665 homicides enregistrés par la police et la gendarmerie en 2012) est le plus bas connu depuis que cette statistique est publiée(graphique).

La médiatisation des faits divers criminels conduit donc à de véritables confusions et même à des sortes d’inversions de réalité. La chose vaut même également pour les règlements de compte dont le décompte est très fortement médiatisé à Marseille depuis l’année 2011. Chaque meurtre y déclenche des commentaires passionnés qui nous promettent des lendemains pires encore. En réalité, il est vain de croire que « c’était mieux avant ». La mémoire collective a simplement oublié la longue histoire du banditisme marseillais (5) et ses épisodes les plus sanglants tels que la tuerie du bar du Téléphone en 1978 (10 morts en quelques minutes). Le juge d’instruction chargé de l’affaire à l’époque était le juge Michel, lui-même abattu trois ans plus tard par des truands corses liés à la French Connection (6). Que dirait-on aujourd’hui face à de tels crimes ?

Au total, l’on a bien enregistré 24 règlements de compte dans la cité phocéenne en 2012, et 16 en Corse, pour un total de 63 en France. Mais c’est oublier que trente ans auparavant, en 1983 (sommet de la courbe), les mêmes forces de l’ordre avaient recensé 130 homicides de ce type en France. Par ailleurs, si la police et la gendarmerie recensaient jusqu’à près de 500 homicides ou tentatives d’homicides pour vols (notamment des braquages) au début des années 1990 (le pic se situant l’année 1993), elles n’en ont dénombré que 96 en 2012.
Laurent Mucchielli

Des «coups et blessures volontaires» en augmentation ?

Après les homicides, les statistiques judiciaires renseignent sur le nombre de condamnations pour des « coups et blessures volontaires ». Elles ont doublé au cours des quinze dernières années. Mais l’examen du détail montre un léger recul des violences physiques les plus graves (ITT supérieurs à 8 jours) face à l’explosion des moins graves (ITT inférieurs à 8 jours) qui voit leur nombre presque tripler en quinze ans. On note aussi la part croissante des violences conjugales dans ces condamnations. Les statistiques judiciaires indiquent enfin que seuls 15 % de ces condamnés étaient des mineurs. A contrario, 85 % sont donc des adultes.

◊ Les condamnations pour coups et blessures volontaires de 1996 à 2010

Source : ministère de la Justice.

ITT : incapacité temporaire de travail.
Laurent Mucchielli

Des violences de plus en plus condamnées

Que conclure des données pénales ? Y a-t-il plus de comportements à caractère violent, même de façon bénigne, ou bien davantage de judiciarisation de ces violences ? Pour en décider, il faut se tourner vers les enquêtes de victimation.

Ce tableau donne les résultats de l’enquête la plus complète qui existe en France, celle de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France. Depuis 2001 et tous les deux ans, elle interroge les Franciliens sur ce dont ils ont pu être victimes au cours des trois années précédentes. Comme l’indique le tableau, le résultat de cette comparaison sur dix ans des déclarations des habitants (et non des institutions) est un recul des comportements à caractère violent, comme d’ailleurs des vols et cambriolages. C’est donc bien la judiciarisation qui est en augmentation constante, et non les comportements à caractère violent qu’elle permet de dénoncer…

◊ Personnes déclarant avoir été victimes
 dans les trois années précédant l’enquête

Source : IAU-IDF, enquête « Victimation et sentiment d’insécurité en Île-de-France ». 
Le total des « victimations personnelles » correspond au nombre de personnes
qui déclarent avoir été agressées. Certaines ont pu subir plusieurs agressions,
c’est pourquoi cette somme est supérieure au total des victimations personnelles.
 Idem pour le total des « victimations des ménages ».
Laurent Mucchielli

Laurent Mucchielli

Directeur de recherche au CNRS 
(Laboratoire méditerranéen de sociologie), 
il a récemment publié L’Invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits (Fayard, 2011) et Vous avez dit sécurité ? (Champ social, 2012).
NOTES
1. 
Voir Laurent Mucchielli, « Pour une sociologie politique des émeutes en France », inJean-Louis Olive, Laurent Mucchielli et David Giband (dir.), État d’émeutes, état d’exception. Retour à la question centrale des périphéries, Presses de l’université de Perpignan, 2010.
 
2. 
Enquête de victimation

L’enquête de victimation consiste à interroger les personnes – échantillonnées de façon à représenter la population d’un pays, d’une région, d’une ville – sur les infractions dont ils ont été victimes.
Cette méthode de sondage se développe en France depuis les années 1990.
La technique diffère de la méthode qui consiste à établir des statistiques
du crime et de la délinquance issues
des déclarations à la police ou des statistiques judiciaires.
Car de nombreuses infractions à la loi pénale ne parviennent jamais à la connaissance des institutions chargées de les réprimer ; c’est ce que l’on a longtemps appelé le « chiffre noir de la délinquance ».
 
3. 
Voir Laurent Mucchielli, « Les homicides dans la France contemporaine : évolution, géographie et protagonistes (1970-2007) », in Laurent Mucchielli 
et Pieter Spierenburg (dir.),Histoire de l’homicide en Europe (du Moyen Âge à nos jours), 
La Découverte, 2009.
 
4. 
Voir Véronique Le Goaziou, 
Le Viol, aspects sociologiques d’un crime,
 La Documentation française, 2011.
 
5. 
Voir Laurence Montel, « Marseille capitale du crime. Histoire croisée de la criminalité organisée et de l’imaginaire de Marseille (1820-1940) », thèse à l’université Paris‑X, 2008.
 
6. 
Voir Thierry ColombiéLa French Connection. Les entreprises criminelles en France, Non lieu, 2012, et Alexandre Marchant, « La French connection, entre mythes et réalité »,Vingtième Siècle, n° 115, 2012/3.
 

Friday, March 15, 2013

Le Monde.fr: La cité des femmes, enfin ?

Le Monde.fr

La cité des femmes, enfin ?

"Les emplois qui se développent sont occupés par les femmes. Les hommes sont au chômage, les femmes font bouillir la marmite", écrit dans son livre "The End of Men" la journaliste américaine Hanna Rosin.
LE MONDE DES LIVRES Dominique Méda | 09.03.13 | 12:49

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La thèse de la journaliste américaine Hanna Rosin est claire : nous nous trouvons au moment exact où deux mouvements, déclenchés depuis plusieurs décennies dans les sociétés occidentales et plus récemment dans les pays asiatiques, sont en train de converger pour faire advenir... le temps des femmes. D'un côté, aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, les filles réussissent mieux à l'école que les garçons, raflent la plus grande partie des diplômes et constituent les gros bataillons des universités. De l'autre, l'évolution de l'économie mondiale a abouti à la quasi-disparition des bastions dans lesquels les hommes travaillaient, le bâtiment, l'automobile, l'industrie d'une manière générale. Semble aujourd'hui émerger, sur les ruines du monde ancien, un paysage radicalement différent : les postes qui se développent, principalement dans les services, sont occupés par les femmes. Les hommes sont au chômage, les femmes font bouillir la marmite. Voici venue la fin du male breadwinner model (le "modèle de l'homme qui gagne le pain").
Dominique Méda
La thèse ne serait pas complète sans un troisième élément, déterminant : si les femmes ont réussi à occuper ainsi les places délaissées par les hommes, c'est parce qu'elles seraient infiniment plus "flexibles". Le livre souligne en effet le refus, voire la répugnance des hommes à s'adapter à cette double révolution silencieuse qui les pousse au ban de la société et organise leur "disparition" : révolution économique qui rend la force physique inutile ; révolution féminine qui voit les femmes se saisir de toutes les opportunités pour mettre à profit leur inextinguible volonté d'émancipation.
Le succès du livre outre-Atlantique (60 000 exemplaires vendus) s'explique sans nul doute par ce caractère fortement affirmé et prophétique de la thèse. Mais il vient certainement aussi de la mise en évidence, en Europe, aux Etats-Unis et en Asie, de tendances similaires : augmentation très forte du niveau d'éducation des filles, volonté affichée de leur part d'exercer un métier, recul de l'âge de la mise en couple et de la première maternité, progression dans la population active, percée des femmes dans de nombreux métiers qui leur étaient auparavant fermés, augmentation du nombre de femmes gagnant plus que leurs conjoints.
Mais, comme le souligne Hanna Rosin, cette mutation radicale des trajectoires féminines ne s'est pas accompagnée d'un investissement identique des hommes dans la prise en charge des tâches domestiques et familiales. Toutes les enquêtes en témoignent : partout, les femmes ont ajouté leur rôle de travailleuse rémunérée à celui de responsable des tâches domestiques et familiales, pendant que les hommes semblaient opposer une résistance farouche à augmenter le temps consacré au foyer ou à occuper des emplois encore considérés comme typiquement féminins. La configuration qui prend la place du défunt male breadwinner model n'est donc pas (encore) celle que la philosophe Nancy Fraser appelait de ses voeux - les hommes et les femmes partageant également travail rémunéré, tâches de soins et autres activités - ni ce que j'avais intitulé, dans Le Temps des femmes (Flammarion, 2001), la déspécialisation des rôles. Au contraire, dans le monde décrit par Rosin, les femmes sont bon gré mal gré dans une logique de cumul, au prix de l'épuisement, de la solitude et d'un divorce flagrant entre les rôles réels qu'elles assument désormais et les rôles traditionnels que la société attend qu'elles continuent à endosser.
Prendre au sérieux cette résistance à un profond remaniement des rôles permet d'interpréter autrement les données que nous présente l'auteur. Certes, la situation a profondément changé. Mais les femmes continuent malgré tout à être majoritaires parmi les bas salaires, à gagner moins que les hommes et à être très peu présentes dans les postes de responsabilité et de direction. Non seulement les hommes n'ont pas "disparu", mais tout se passe comme si le phénomène àpartir duquel Hanna Rosin a construit sa démonstration - l'impact différencié de la crise sur les hommes et les femmes - n'avait été que conjoncturel. Ainsi, en octobre 2012, pour la première fois depuis le début de la crise, quatre ans plus tôt, les taux de chômage féminins et masculins sont en effet redevenus égaux aux Etats-Unis. La reprise semble se faire en faveur des hommes...
Verre à moitié plein, verre à moitié vide ? Avant même que The End of Men fasse un tabac aux Etats-Unis, la conseillère d'Hillary Clinton de 2009 à 2011, Anne-Marie Slaughter, racontait, dans un long article du mensuel The Atlantic (juillet-août 2012), que les femmes ne peuvent pas tout avoir et qu'elle même avait renoncé à son poste pour rejoindre l'université et pouvoir enfin... s'occuper de ses enfants. Soulignons le point commun à ces deux discours qui semblent délivrer des messages profondément différents : aucune de ces deux femmes ne remet radicalement en cause la manière dont le monde du travail est actuellement organisé et son emprise de plus en plus forte sur l'ensemble de la vie des hommes et des femmes. Aucune des deux ne propose un ensemble de mesures susceptibles d'améliorer de concert l'égalité professionnelle et l'articulation entre temps professionnel, temps familial et temps personnel : congés parentaux réservés aux hommes, quotas assurant la parité hommes-femmes à tous les niveaux, développement de modes d'accueil des jeunes enfants, réduction de la norme du temps de travail à temps complet, application de la législation sur l'égalité salariale... seule façon de faire advenir le temps des femmes qu'Hanna Rosin appelle de ses voeux.
Sans un tel investissement de l'ensemble de la société, les résistances à l'oeuvre pourraient bien persister, voire, comme le mettent en évidence les révolutions en cours dans un certain nombre de pays dont l'auteur ne dit mot, constituer l'un des éléments du backlash, du retour de bâton, dont les femmes sont aujourd'hui les premières victimes.
The End of Men. Voici venu le temps des femmes,
d'Hanna Rosin,
traduit de l'anglais (Etats-Unis) par M. Dennely, Autrement, 188 p., 19 €.
sociologue