Friday, March 15, 2013

Le Monde.fr: La cité des femmes, enfin ?

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La cité des femmes, enfin ?

"Les emplois qui se développent sont occupés par les femmes. Les hommes sont au chômage, les femmes font bouillir la marmite", écrit dans son livre "The End of Men" la journaliste américaine Hanna Rosin.
LE MONDE DES LIVRES Dominique Méda | 09.03.13 | 12:49

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La cité des femmes, enfin ?


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La thèse de la journaliste américaine Hanna Rosin est claire : nous nous trouvons au moment exact où deux mouvements, déclenchés depuis plusieurs décennies dans les sociétés occidentales et plus récemment dans les pays asiatiques, sont en train de converger pour faire advenir... le temps des femmes. D'un côté, aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, les filles réussissent mieux à l'école que les garçons, raflent la plus grande partie des diplômes et constituent les gros bataillons des universités. De l'autre, l'évolution de l'économie mondiale a abouti à la quasi-disparition des bastions dans lesquels les hommes travaillaient, le bâtiment, l'automobile, l'industrie d'une manière générale. Semble aujourd'hui émerger, sur les ruines du monde ancien, un paysage radicalement différent : les postes qui se développent, principalement dans les services, sont occupés par les femmes. Les hommes sont au chômage, les femmes font bouillir la marmite. Voici venue la fin du male breadwinner model (le "modèle de l'homme qui gagne le pain").
Dominique Méda
La thèse ne serait pas complète sans un troisième élément, déterminant : si les femmes ont réussi à occuper ainsi les places délaissées par les hommes, c'est parce qu'elles seraient infiniment plus "flexibles". Le livre souligne en effet le refus, voire la répugnance des hommes à s'adapter à cette double révolution silencieuse qui les pousse au ban de la société et organise leur "disparition" : révolution économique qui rend la force physique inutile ; révolution féminine qui voit les femmes se saisir de toutes les opportunités pour mettre à profit leur inextinguible volonté d'émancipation.
Le succès du livre outre-Atlantique (60 000 exemplaires vendus) s'explique sans nul doute par ce caractère fortement affirmé et prophétique de la thèse. Mais il vient certainement aussi de la mise en évidence, en Europe, aux Etats-Unis et en Asie, de tendances similaires : augmentation très forte du niveau d'éducation des filles, volonté affichée de leur part d'exercer un métier, recul de l'âge de la mise en couple et de la première maternité, progression dans la population active, percée des femmes dans de nombreux métiers qui leur étaient auparavant fermés, augmentation du nombre de femmes gagnant plus que leurs conjoints.
Mais, comme le souligne Hanna Rosin, cette mutation radicale des trajectoires féminines ne s'est pas accompagnée d'un investissement identique des hommes dans la prise en charge des tâches domestiques et familiales. Toutes les enquêtes en témoignent : partout, les femmes ont ajouté leur rôle de travailleuse rémunérée à celui de responsable des tâches domestiques et familiales, pendant que les hommes semblaient opposer une résistance farouche à augmenter le temps consacré au foyer ou à occuper des emplois encore considérés comme typiquement féminins. La configuration qui prend la place du défunt male breadwinner model n'est donc pas (encore) celle que la philosophe Nancy Fraser appelait de ses voeux - les hommes et les femmes partageant également travail rémunéré, tâches de soins et autres activités - ni ce que j'avais intitulé, dans Le Temps des femmes (Flammarion, 2001), la déspécialisation des rôles. Au contraire, dans le monde décrit par Rosin, les femmes sont bon gré mal gré dans une logique de cumul, au prix de l'épuisement, de la solitude et d'un divorce flagrant entre les rôles réels qu'elles assument désormais et les rôles traditionnels que la société attend qu'elles continuent à endosser.
Prendre au sérieux cette résistance à un profond remaniement des rôles permet d'interpréter autrement les données que nous présente l'auteur. Certes, la situation a profondément changé. Mais les femmes continuent malgré tout à être majoritaires parmi les bas salaires, à gagner moins que les hommes et à être très peu présentes dans les postes de responsabilité et de direction. Non seulement les hommes n'ont pas "disparu", mais tout se passe comme si le phénomène àpartir duquel Hanna Rosin a construit sa démonstration - l'impact différencié de la crise sur les hommes et les femmes - n'avait été que conjoncturel. Ainsi, en octobre 2012, pour la première fois depuis le début de la crise, quatre ans plus tôt, les taux de chômage féminins et masculins sont en effet redevenus égaux aux Etats-Unis. La reprise semble se faire en faveur des hommes...
Verre à moitié plein, verre à moitié vide ? Avant même que The End of Men fasse un tabac aux Etats-Unis, la conseillère d'Hillary Clinton de 2009 à 2011, Anne-Marie Slaughter, racontait, dans un long article du mensuel The Atlantic (juillet-août 2012), que les femmes ne peuvent pas tout avoir et qu'elle même avait renoncé à son poste pour rejoindre l'université et pouvoir enfin... s'occuper de ses enfants. Soulignons le point commun à ces deux discours qui semblent délivrer des messages profondément différents : aucune de ces deux femmes ne remet radicalement en cause la manière dont le monde du travail est actuellement organisé et son emprise de plus en plus forte sur l'ensemble de la vie des hommes et des femmes. Aucune des deux ne propose un ensemble de mesures susceptibles d'améliorer de concert l'égalité professionnelle et l'articulation entre temps professionnel, temps familial et temps personnel : congés parentaux réservés aux hommes, quotas assurant la parité hommes-femmes à tous les niveaux, développement de modes d'accueil des jeunes enfants, réduction de la norme du temps de travail à temps complet, application de la législation sur l'égalité salariale... seule façon de faire advenir le temps des femmes qu'Hanna Rosin appelle de ses voeux.
Sans un tel investissement de l'ensemble de la société, les résistances à l'oeuvre pourraient bien persister, voire, comme le mettent en évidence les révolutions en cours dans un certain nombre de pays dont l'auteur ne dit mot, constituer l'un des éléments du backlash, du retour de bâton, dont les femmes sont aujourd'hui les premières victimes.
The End of Men. Voici venu le temps des femmes,
d'Hanna Rosin,
traduit de l'anglais (Etats-Unis) par M. Dennely, Autrement, 188 p., 19 €.
sociologue

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